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Questions aux écrivains

 

 

Adam Hochschild (AH )

 

CoBelCo : Pour quelles raisons avez-vous écrit Les Fantômes de Léopold II ?

AH : « J’ai écrit ce livre après avoir lu un article à propos de millions de morts survenus au Congo il y a 100 ans. Je fus interloqué : comment se faisait-il que je ne savais rien à ce propos ? Je suis intéressé par les droits de l’homme et je pensais connaître l’histoire des mouvements pour les droits de l’homme. Mais j’ ignorais tout de ces événements, qui de plus, étaient absents de beaucoup de livres d’histoire. Pourquoi ? »

Cobelco : Avez-vous eu des réactions après la parution du livre ? De Congolais ? De Belges ?

AH : « En Belgique, la plupart des journaux ont été très positifs, au contraire des "anciens coloniaux" et de leurs alliés dans le monde académique. Beaucoup de Congolais m'ont contacté. Certains m'ont raconté des histoires de la terreur qui régnait au Congo à l’époque de Léopold II, histoires qu'ils avaient entendues de leurs grands-parents. Un homme m’a laissé un message sur mon répondeur me disant que son grand-père avait été porteur pour les Belges et qu’il en était mort. Une Congolaise m’a dit : « Nous n'avons pas appris cette histoire à l'école, mais elle est en nous ». Il est triste de constater qu’à cause de la situation précaire régnant dans le milieu universitaire congolais aujourd'hui, il est plus facile pour moi de trouver les informations sur l’histoire du Congo dans certaines librairies en Californie »

Cobelco : Quel a été le succès de votre livre en Belgique ?

AH : « A ma grande surprise, il a été best-seller durant plusieurs mois. J'espère que cela traduit une volonté d'en savoir plus, de la part des jeunes générations en Belgique et également chez les Belges qui sont concernés par les droits humains, sur le passé colonial belge au Congo »

Cobelco : A votre avis, quelles sont les conséquences du colonialisme en République Démocratique du Congo ?

AH : « Durant plusieurs centaines d'années, la traite des esclaves a ravagé l'Ouest du Congo. Ensuite, le système colonial, mis en place par Léopold II, a eu comme conséquence la réduction de la moitié de la population congolaise. Après 1920, le système colonial belge a été moins meurtrier, mais, comme pour toutes les anciennes colonies, il n'a servi que les intérêts de la métropole. Durant toute cette période, pas de justice équitable, et absence de mise en place d'institutions démocratiques. Peut-on dès lors s'étonner du chaos régnant actuellement dans ce pays ? L'héritage colonial ne peut pas tout expliquer, mais fait partie de l'explication »

Cobelco : Quel est votre avis concernant le Musée Royal d’Afrique Centrale de Tervuren ?

AH : « Jusqu'à récemment, le Musée Royal d'Afrique Centrale ne faisait aucune allusion aux millions de morts et aux atrocités commises au Congo durant l'époque coloniale. Mais les dirigeants changent, certaines expositions sont revues et j'espère que dans le futur, il représentera mieux ce qui s'est réellement passé au Congo. Il est difficile pour un pays d'analyser les pages sombres de son histoire. Nous-mêmes aux États-Unis, nous n'avons pas de musée de l'esclavagisme à Washington DC »

CoBelCo : Que pensez-vous des commentaires de l’historien belge J.Stengers qui prétend que l’idée d’un holocauste dû à Léopold II est simplement une impossibilité car ces abus ne se sont pas étendus à l’ensemble du Congo ?

AH: « Bien sûr que les meurtres à grande échelle n'ont pas été perpétrés en proportion égale partout dans l'état indépendant du Congo. C'était pire là où l'esclavagisme régnait pour la récolte du caoutchouc. Mais tous les camps de concentration nazis n’ont pas été des machines à tuer comme à Auschwitz. Est-ce que cela veut dire que les nazis n’ont pas perpétré un holocauste? Malgré ses vues colonialistes, le Pr.Stengers est un chercheur méticuleux et talentueux. Le problème est qu’il n’accepte pas les implications de ce qu’il a découvert. Par exemple, si cela n’avait pas été écrit de sa plume, je n’aurais rien su de l'estimation que la population congolaise a été réduite de moitié, pendant et directement après l’ère de Léopold II, et que ces crimes furent commis sous la direction d’une agence gouvernementale belge »

CoBelCo : Le Pr.J.Stengers prétend également que ces crimes n’ont pas été oubliés ?

AH : « La population congolaise n'a certainement pas oublié ces crimes. Mais jusqu'à récemment, ils étaient encore en grande partie ignorés en Belgique. Ces événements sont presque totalement absents des livres scolaires belges. Que dirions-nous si les livres scolaires allemands ignoraient l'Holocauste ou si les livres américains ignoraient (ce qui fut le cas jusqu'à récemment) le génocide des aborigènes d'Amérique du Nord ?
A ce que je sache, les quatre premiers volumes de l’histoire du Congo écrits par le belge Jules Marchal, le plus érudit des auteurs concernant l'époque coloniale au Congo sous Léopold II, n’ont jamais reçu la moindre attention d’un journal, d’un magazine, voire d’une revue académique belges »

CoBelCo : Pourquoi la Belgique devrait-elle officiellement reconnaître les événements de son passé colonial au Congo ?

AH : « Le grand écrivain russe Alexandre Soljenitsyne, à qui l'on a souvent posé la même question à propos de l'histoire de son propre pays, répondait en faisant référence à un proverbe russe qui dit: "souvenez-vous du passé et vous perdez un oeil. Oubliez le passé et vous perdez les deux yeux" »

CoBelCo : Apparemment, les descendants des Hereros (Namibie) qui ont survécu au génocide de leurs ancêtres perpétré par les allemands en 1904, demandent aujourd’hui des dédommagements au gouvernement allemand. Le gouvernement Blair parle d’une éventuelle commémoration pour la participation des Britanniques dans la traite des esclaves africains. Quasiment tous les pays occidentaux ont été impliqués dans l’esclavagisme et le colonialisme. Est-il réaliste d’imaginer que la classe politique d’un pays occidental débuterait un processus de reconnaissance et de commémoration pour les exactions commises à l’encontre (notamment) des populations africaines pendant la période coloniale ?

AH : « Je pense que la meilleure des réparations que l'Europe et les États-Unis pourraient proposer est la mise en place d'un système commercial international équitable. Les manifestations contre l'organisation mondiale du commerce qui ont eu lieu à Seattle en 1999 m'encouragent à penser qu'il y a des gens, d'où qu'ils viennent, qui comprennent que le monde a besoin d'un système plus social, plus humain et non pas d'un système qui ne sert que les seuls intérêts des multinationales. Créer un système économique international équitable est la meilleure forme de réparation pour le passé »

CoBelCo : Qu’en est-il des États-Unis, à propos de la reconnaissance de son implication dans la traite des esclaves ?

AH : « Dans les années 50', l'école ne nous apprenait rien à propos de la traite des esclaves. Aujourd'hui, les choses ont changé. Les livres en parlent. Hollywood produit des films à ce propos. Il existe aussi des documentaires qui traitent du sujet. Les choses ont changé car dans les années 60', des millions de noirs américains ont manifesté pour la reconnaissance de leur droit. C'est depuis ce moment que la société a eu un regard différent sur son passé. Si en Europe, 30 millions de personnes, d'origines africaines, avaient créé le même mouvement, toutes les ex-nations coloniales européennes regarderaient leur passé colonial plus honnêtement. Mais, c'est parce qu'il n'y a pas ces 30 millions de personnes en Europe, qu'il sera de la responsabilité d'Européens de créer un changement dans ce sens »