Crimes belges au Congo, les complicitŽs congolaises : Une revue critique du livre de Arthur Conan Doyle, Le Crime du Congo[1]

Par Lomomba Emongo, PhD pour İ www.cobelco.org

FŽvrier 2006

 

LĠhistoire se rŽpte

La lecture du livre de Sir Arthur Conan Doyle, Le crime du Congo, surprend de prime abord par les co•ncidences, sĠil en est, entre le passŽ et le prŽsent de lĠhistoire du Congo anciennement ƒtat IndŽpendant du Congo (EIC) et maintenant RŽpublique DŽmocratique du Congo (RDC). Suspecte est ˆ mes yeux la rŽpŽtition par trop fidle de cette histoire. Hormis le changement du statut international du Congo et la redistribution des r™les parmi les puissances de lĠheure et leurs sous-traitants sur le terrain. Hormis, aussi, la transformation du r™le des populations congolaises, jadis largement victimes endurantes, aujourdĠhui partiellement complices endurcis des crimes perpŽtrŽs dans leur pays, le Congo. Que chacun juge par soi-mme :

Le thŽ‰tre des opŽrations criminelles est, ˆ la fin du XXe  comme ˆ la fin du XIXe sicle, le Congo. Certes, de lĠEIC ˆ la RDC, lĠancienne propriŽtŽ du roi LŽopold II est devenue un pays indŽpendant. Mais dans les faits, les deux guerres ayant conduit ˆ la chute de Mobutu puis de Kabila pre montrent combien inchangŽ est demeurŽ son statut de Ç colonie internationale È, enjeu stratŽgique de la libre concurrence Žconomique et de la course aux matires premires pour les puissances europŽennes hier, occidentales aujourdĠhui. Pour ce faire, tous les moyens ont toujours ŽtŽ bons : Ç les mains coupŽes È sous lĠEIC, une guerre dĠoccupation, voire dĠannexion territoriale sous la RDC, avec son lot de millions de morts.

LĠenjeu congolais demeure de part en part le capital international. Le mme appŽtit impŽrialiste qui a coalisŽ les puissances coloniales dans le passŽ continue de nourrir la collusion des multinationales et des puissances nŽo-coloniales aujourdĠhui. Le mme principe de la libre concurrence commerciale selon le TraitŽ de Berlin de 1885 triomphe Žgalement ˆ lĠŽpoque de la mondialisation des marchŽs et du nŽolibŽralisme en toute libertŽ ˆ partir de la fin des annŽes 1980. AujourdĠhui cependant, le capital international sĠest alliŽ ˆ la bourgeoisie locale, aussi bien au Congo quĠen Afrique, dans une vŽritable collusion des intŽrts Žconomiques en sus et de prŽdation du sol et du sous-sol congolais en sous.

Le prix de cet enjeu, ce sont les populations congolaises qui le paient. La liste des mŽcanismes ˆ cet effet est aussi longue que sinistre tant sous lĠEIC que sous la RDC : expropriation des terres riches en minerais sous couvert des lois avalisant le droit du plus fort; assujettissement des populations ˆ lĠarbitraire des agents de lĠEIC ou ˆ la dictature des rŽgimes successifs depuis la mise en Žchec de lĠexpŽrience dŽmocratique peu aprs lĠindŽpendance, pourvu que les intŽrts des investisseurs soient saufs; dŽplacement, voire extermination des populations sĠil le faut, dans le but plus ou moins avouŽ dĠoccuper des terres riches en matires premires, etc. En fait, le Congo semble regardŽ comme une vaste terre vacante o chacun peut se tailler la part quĠil veut, de LŽopold II aux multinationales, avec lĠaide des sous-traitants zŽlŽs, quĠils soient des Belges commis agents de lĠEIC, des Congolais recyclŽs fossoyeurs de lĠŽconomie de leur propre pays ou le Rwanda et lĠOuganda (pour ne citer que ceux-lˆ) promus exŽcutants des bas desseins des puissances du moment sur le Congo.

La dŽnonciation des crimes commis au Congo et lĠŽtalage des preuves irrŽfutables passent, ici comme lˆ, par des voix des plus autorisŽes : diffŽrents rapports de lĠONU et des ONG internationales et locales aujourdĠhui; maints tŽmoignages et rapports des commissions officielles hier. Pour quel rŽsultat? La mme impunitŽ caractŽristique, bien que les auteurs desdits crimes soient formellement identifiŽs! Ce que deviennent la Ç civilisation È, les Droits de lĠhomme et la dŽmocratie dont lĠEurope puis lĠOccident seraient les dŽpositaires, les artisans, les garants hier comme aujourdĠhui? Rien que des prŽtextes ˆ lĠusage de la bonne conscience diplomatique des ma”tres du monde et de leurs supp™ts locaux, ˆ la fois juges et parties dans la recherche de la solution au mieux de leurs intŽrts.

La solution, en effet, sĠŽnonce dans les termes exacts de Sir Arthur Conan Doyle en 1909 dŽjˆ : la partition du Congo en zones dĠinfluence internationales. Alors quĠˆ lĠŽpoque une telle option semblait ˆ notre auteur Ç la seule chance dĠun redressement solide et pŽrenne È des crimes quĠil reprochait ˆ LŽopold II au Congo, lĠŽcueil en ce dŽbut du XXIe sicle vient dĠune conscience congolaise ˆ la base dŽsormais attachŽe ˆ lĠintŽgritŽ du territoire national et ˆ la restauration de la souverainetŽ bafouŽe du pays.

Face ˆ cela, grande est la tentation de voir la main malveillante dĠun complot ourdi de longue date contre le Congo. Mais ne sont-ce lˆ que de simples co•ncidences historiques? De quel c™tŽ se tourner pour envisager une vŽritable libŽration et une justice Žquitable pour le Congo? Voilˆ des interrogations dĠhier qui se trouvent tre celles-lˆ mme dĠaujourdĠhui. Des interrogations que suscite la lecture du livre de Sir Arthur Conan Doyle et que je ne peux mĠempcher de retourner contre lui-mme, du moins jusquĠˆ un certain point.

Un livre intŽressant et irritant

Frappant est, avant toute chose, ceci : Le crime du Congo paru pour la premire fois en anglais puis en franais en 1909 nĠavait jamais ŽtŽ rŽŽditŽ depuis. NĠeut ŽtŽ la prise de parole entre temps dĠautres auteurs dont des belges, on se serait cru en face dĠune conjuration du silence, Žtant donnŽ la cŽlŽbritŽ de Sir Arthur Conan Doyle, son auteur et celui de Sherlock Holmes. Frappant est aussi le contexte mme de cette rŽŽdition : si les Žditeurs destinent en premier leur livraison au public belge, en Žcho notamment ˆ un autre ouvrage : Les fant™mes du roi LŽopold dĠAdam Hochschild, voici que Le crime du Congo arrive ˆ point nommŽ et sĠembo”te parfaitement, dans une perspective historique Žvidente, dans la sŽrie dĠautres Žcrits, congolais cette fois-ci, dŽnonant eux aussi et preuves ˆ lĠappui dĠautres crimes autrement graves perpŽtrŽs au mme Congo. Un des plus percutants et derniers en date, est sans conteste Crimes organisŽs en Afrique centrale dĠHonorŽ Ngbanda Nzambo!

Quatre moments scandent Le crime du Congo, dans cette traduction complte : les buts visŽs par lĠouvrage, lĠaccusation directe du roi LŽopold II de Belgique, les preuves ˆ charge et la perspective utilisŽe par lĠauteur.

LĠauteur poursuit deux buts. Le premier, le plus en vue dans lĠouvrage, est humanitaire. Il sĠagit de dŽmystifier, via les pratiques de ses agents du terrain, la fourberie du roi LŽopold II quant ˆ lĠexploitation de lĠEIC. LĠauteur appara”t, ce faisant, comme un dŽfenseur des populations martyrisŽes du Congo. Le deuxime but, moins apparent avant le chapitre 12, est essentiellement Žconomique, mieux impŽrial et capitaliste, et vise la dŽnonciation du non respect par le roi LŽopold II des engagements pris au terme du TraitŽ de Berlin. De ce point de vue-ci, lĠauteur appara”t comme le dŽfenseur des intŽrts des autres nations dans lĠespace de libre concurrence que devait tre lĠEIC.

Ë lĠanalyse, le but humanitaire en faveur des populations congolaises est vite ŽclipsŽ par le but Žconomique au profit des puissances concurrentes de la Belgique, dont lĠAngleterre. Que le point de vue des Congolais brille par son absence tout au long du texte, autrement quĠen tant que des victimes silencieuses et dŽsignŽes, renforce lĠodeur de paternalisme si courant ˆ lĠŽpoque ds quĠil sĠagit de protŽger ou de sauver les pauvres indignes, ces peuplades africaines infŽrieures sur lĠŽchelle de la Ç civilisationÈ. Ni libŽration vŽritable prŽconisŽe par lĠauteur, ni dŽnonciation de la colonisation en tant que telle; mais seulement lĠusage opportuniste des souffrances des Congolais pour justifier les rŽcriminations de lĠAngleterre vis-ˆ-vis des politiques congolaises du roi LŽopold II dĠune part, et pour dŽnoncer les torts Žconomiques subits par lĠAngleterre dĠautre part. Chosification et instrumentalisation des populations congolaises sur lĠŽchiquier gŽostratŽgique de lĠŽpoque incitent, justement, ˆ croire quĠau-delˆ du prŽtexte humanitaire, le vrai but de lĠouvrage de Sir Arthur Conan Doyle est Žconomique et impŽrialiste et ce, ˆ plusieurs Žgards.

Relevons dĠabord lĠintŽrt non cachŽ des Anglais vis-ˆ-vis du Congo. Parmi les tŽmoignages et les rapports dŽcrivant le calvaire des populations congolaises, nombreux sont ceux qui sont le fait des Anglais , missionnaires, nŽgociants et autoritŽs civiles confondus, dont le Consul gŽnŽral Roger Casement nĠest pas des moindres. Ils firent tant et si bien que le roi LŽopold II dž nommer une commission dĠenqute officielle en 1904, afin de faire la lumire notamment sur les allŽgations contenues dans le Rapport Casement relativement aux exactions de lĠadministration coloniale sur les Congolais. LĠagacement des Anglais face au monopole de fait imposŽ par le roi LŽopold II (p. 197) et leur impatience de satisfaire leurs appŽtits commerciaux au Congo sont si Žvidents quĠon ne peut manquer de sourire lorsque lĠauteur conseille la retenue dans la partition du Congo Ç dans laquelle lĠEmpire britannique, dont les responsabilitŽs sont dŽjˆ trop Žtendues, pourrait bien montrer la plus grande abnŽgation È (p. 195.) Quelques lignes plus loin, le voilˆ qui sort ses muscles pour annoncer urbi et orbi le devoir du mme Empire britannique Ç comme il lĠa ŽtŽ souvent dans lĠhistoire du monde, de prendre seuls en mains ce qui devrait tre une t‰che commune È (p. 196.) Relevons Žgalement deux ŽlŽments politiques importants : dĠabord, ˆ la mort de LŽopold II (1909) lĠAngleterre nĠavait toujours pas reconnu lĠEIC comme possession de la Belgique (p. 196); ensuite, ce non-engagement diplomatique lui laissait le champ libre pour un coup de force au Congo : sur le plan international, il suffirait dĠun blocus du Congo ou, ˆ dŽfaut, de dŽclarer lĠEIC un ƒtat hors-la-loi (voir p. 197); sur le plan bilatŽral, lĠauteur ne semble pas exclure une action militaire visant lĠannexion dĠau moins une partie du Congo aux territoires de lĠEmpire. Ë ce dernier Žgard, lĠauteur lance un ultimatum ˆ la Belgique : Ç Si la Belgique nous cherche querelle, quĠil en soit ainsi! È (pp. 196-197.)

Au total, la mme cupiditŽ que lĠauteur reproche au roi des Belges se profile derrire le voile humanitaire quĠil jette lui-mme aux yeux du lecteur. Le crime du Congo appara”t comme une critique de la colonisation seulement dans la mesure o lĠauteur revendique en dernire analyse une colonisation plus efficace et, sans doute, plus rationnelle. Je laisse le lecteur mŽditer les deux extraits suivant; le premier extrait Žvoque lĠargument humanitaire qui ne manquera pas de rappeler Ç le droit dĠintervention humanitaire È dont il est parfois question ˆ notre Žpoque : Ç Nous avons [É] le droit dĠintervenir. [É] Nous pourrions dĠailleurs revendiquer ce droit dĠintervention au nom de lĠhumanitŽ È (p. 185.) Le deuxime extrait dŽvoile, derrire le rglement de compte avec la Belgique hŽritire de lĠEIC, la frŽnŽsie anglaise pour prendre part ˆ son tour au festin de ce Ç magnifique g‰teau africain È dont parlait le roi LŽopold II : Ç Les Belges ont eu leur chance. Ils ont disposŽ de vingt-cinq annŽes de possession tranquille et ils ont fabriquŽ un enfer [É] Il est hors de question que la Belgique se maintienne au Congo È (pp. 193-194.)

LĠaccusation portŽe ˆ charge du roi LŽopold II de Belgique articule le public et le privŽ, le moral et le politique, avec pour toile de fond des abus dĠune rare cruautŽ sur les populations indignes du Congo. LĠauteur qui ne m‰che pas ses mots commence par traiter le roi LŽopold II dĠhypocrite vis-ˆ-vis du TraitŽ de Berlin, lui imputant une responsabilitŽ morale : les prŽtendues philanthropie et mission civilisatrice de LŽopold II au Congo relvent plut™t de la supercherie de la part dĠun homme en rŽalitŽ animŽ dĠune Ç cupiditŽ sans scrupule È et descendu Ç si bas quĠil se trouve tre, aujourdĠhui en 1909, chargŽ de la responsabilitŽ personnelle et directe la plus terrible quĠait eu ˆ porter aucun homme dans lĠhistoire moderne de lĠEurope È (pp. 23-24.) Non seulement le roi des Belges est accusŽ de cautionner les exactions de ses agents au Congo, mais pire encore, il est accusŽ dĠavoir Ç imaginŽ toute lĠopŽration, en pleine connaissance des malheurs quĠelle pouvait engendrer È (p. 53), les malheurs des populations congolaises attestŽs par maints tŽmoignages et rapports officiels. Selon notre auteur, le roi des Belges nĠest pas seulement coupable moralement, dans la mesure o Ç un mot de lui aurait changŽ le systme È, mais Ç il nĠexiste pas non plus de circonstance attŽnuante ˆ la culpabilitŽ morale du chef de lĠƒtat, lĠhomme qui vint en Afrique au nom de la libertŽ du commerce et de la rŽgŽnŽrescence des indignes È (pp. 53-54.)

Il y va Žgalement dĠune responsabilitŽ politique : alors quĠˆ la ConfŽrence de Berlin Ç les nations rivalisrent entre elles pour servir les projets du roi des Belges et exalter la noblesse de ses desseins È (p. 25), celui-ci nĠa pas trouvŽ mieux que de trahir ses engagements devant ses pairs aussi bien quant aux dŽveloppement du bien-tre des indignes quĠˆ la garantie de maintenir le Congo ouvert au commerce international. En premier lieu, le roi se rŽvle tre un Ç autocrate absolu È dont les ministres commis ˆ lĠadministration du Congo ne sont que de Ç simples rŽgisseurs qui gŽraient un domaine avec, dans leur dos, un propriŽtaire trs habile et fort attentif È (p. 29.) Quant aux indignes, ils sont Ç dŽvalisŽs de tout ce quĠils possŽdaient, dŽbauchŽs, dŽgradŽs, mutilŽs, torturŽs, massacrŽs, et le tout sur une si grande Žchelle quĠˆ ma connaissance on nĠa jamais rien vu de semblable dans le cours de lĠhistoire È (pp. 26-27.) Quant au commerce international au Congo, la Belgique et son roi se seraient rendus coupables dĠun scandale financier Žnorme, Ç si Žnorme quĠon Žprouve encore bien des difficultŽs ˆ le mesurer È (p. 179) : en plus de tenir secrte toute la comptabilitŽ pendant toute la pŽriode de lĠEIC, des emprunts faits au nom de lĠEIC – en dŽpit des Žnormes bŽnŽfices rŽalisŽs au Congo – furent affectŽs ˆ Ç des spŽculations en Chine et ailleurs È, compromettant ainsi la Ç bonne rŽputation morale et financire È des Belges et de leur roi (idem.) En second lieu, le roi incriminŽ et ses rŽgisseurs sur le terrain ont Žtabli Ç le plus rigoureux des monopoles commerciaux : leur objectif Žtait dĠŽradiquer compltement la concurrence Žconomique dans un pays aussi grand que lĠEurope, Russie non comprise È (p. 24.) LĠune des premires manifestations de ce monopole fut dĠenlever aux indignes toutes Ç les terres nĠŽtant pas effectivement occupŽes È qui devenaient ainsi Ç la propriŽtŽ de lĠƒtat È (p. 32.) Pire encore, tout en enlevant aux indignes et leur pays et le produit de leur pays, ils seront soumis ˆ des conditions de travail forcŽ et de vie au service de lĠEIC qui Ç ne pouvaient pas se distinguer de lĠesclavage È (p. 33.) Pour Sir Arthur Conan Doyle, dĠun c™tŽ Ç le roi LŽopold trompa les autres Puissances È (p. 36), jurant contre les belles paroles de son Premier ministre ˆ la ConfŽrence de Berlin : Ç LĠƒtat dont notre roi sera le souverain sera une espce de colonie internationale. Il nĠy aura pas de monopoles, pas de privilgesÉ Tout au contraire : libertŽ absolue pour le commerce, libertŽ de propriŽtŽ, libertŽ de navigation È (p. 24); dĠun autre c™tŽ, la Belgique Žgalement, en approuvant et en dŽfendant la politique de lĠƒtat du Congo au moment dĠen hŽriter, Ç se rendit pour toujours solidaire de tous les crimes que jĠai racontŽs È (p. 181.)

Le moins quĠon puisse dire est que la hargne peu diplomatique de lĠauteur ˆ lĠendroit du souverain dĠun pays ami, Žtonne. Le fait que son livre soit sorti dans un contexte europŽen peu favorable ˆ la Belgique et au roi LŽopold II, suite aux tŽmoignages et aux rapports sur les exactions de lĠƒtat au Congo, ne le justifie pas non plus. Mais plus que tout, ses accusations trs directes confortent dans lĠidŽe dŽjˆ ŽvoquŽe selon laquelle son dŽsir le plus ardent est de voir lĠAngleterre jouir des richesses congolaises, voire supplanter la Belgique au Congo, fžt-ce en partie.

La preuve multiforme produite est non seulement concordante, mais elle est aussi accablante. PrivŽes et officielles, les sources sont des plus fiables : des tŽmoignages de missionnaires catholiques et protestants, des observations des personnalitŽs crŽdibles de diffŽrentes nationalitŽs, des rapports officiels Žtablis sur le terrain, les tŽmoignages des indignes congolais lors de la Commission dĠenqute de 1904-1905[2], des extraits des comptes rendus officiels du Parlement belge et de diffŽrentes confŽrences internationales dont la ConfŽrence de Bruxelles de 1889-1890, etc. En homme Ç emportŽ par le sentiment dĠune injustice bržlante et dĠun mal intolŽrable È (p. 190), lĠauteur nĠa pas de mots assez durs pour fustiger les exactions des agents de lĠƒtat au Congo ni, non plus celles de leurs gardes-chiourmes indignes, les capitas. Les cas sont si nombreux et rŽpandus ˆ tout le territoire congolais quĠil suffit de les rŽsumer pour en donner une certaine idŽe. Les exactions concernent notamment la fixation des populations indignes sur le sol de leur village, avec pour consŽquence lĠimpossibilitŽ des Žchanges matrimoniaux et commerciaux entre elles et un appauvrissement gŽnŽralisŽ; le recrutement forcŽ des hommes destinŽs au service de lĠƒtat ou ˆ lĠarmŽe coloniale souvent pour un terme ferme de sept ans, avec pour consŽquence le dŽpeuplement des villages entiers en hommes valides; le tribut en travaux forcŽs, spŽcialement en cueillette du caoutchouc, mais aussi en corvŽe de portage, en don de femmes pour le repos des capitas, etc.; les punitions individuelles ou collectives sous forme de prise dĠotages (femmes et enfants), de razzias des villages entiers, dĠexŽcution sommaire y compris des malades improductifs, de mutilations corporelles diverses (lĠamputation dĠun membre), de peine de la chicotte pouvant conduire au dŽcs, etc. La misre qui sĠensuivit donna lieu ˆ un dŽpeuplement effarant des zones nagure populeuses. Ë titre indicatif, Ç la population de Bolobo [É] est tombŽe de 40.000 ˆ 7.000 habitants È (p. 22) entre 1885 et 1903! Cela pour taire lĠimpunitŽ dont jouissaient les agents de lĠƒtat, y compris en cas dĠabus sur des ressortissants des Puissances europŽennes autres que belges (voir le cas de Stokes, pp. 41-42.) Face ˆ cela, lĠadministration de lĠƒtat opŽra des changements cosmŽtiques sans aucun effet notable, tandis que les indignes congolais opposrent une rŽsistance certes dŽrisoire mais hŽro•que : ceux qui le pouvaient se rŽfugirent de lĠautre c™tŽ du fleuve, au Congo franais; dĠautres se terrrent dans la fort, prŽfŽrant y mourir plut™t que dĠencore subir le joug de lĠhomme blanc (voir pp. 50 et 51. ƒgalement plusieurs exemples de rŽsistance indigne dans les annexes, Document 3 : Ç Mission du Kwango. Journal du Pre Cus, 1903-1904 È.)

Certes, les faits parlent dĠeux-mmes, mais encore une fois, on nĠentend aucune voix congolaise Žmerger dans lĠensemble des tŽmoignages repris par lĠauteur. La prŽpondŽrance des voix europŽennes suggre que lĠintŽrt de lĠauteur culmine dans le rglement du diffŽrend entre le roi LŽopold II et la Belgique dĠun c™tŽ, lĠAngleterre et les autres puissances europŽennes de lĠautre c™tŽ. Dans cette arne gŽostratŽgique, les populations congolaises reprŽsentent la portion congrue des prŽoccupations de lĠauteur ˆ qui il faut reconna”tre, toutefois, une sincre noblesse de cÏur, un non moins sincre sentiment de compassion envers les indignes de lĠEIC.

La perspective de lĠauteur me semble claire, cela Žtant : utiliser le sentiment humanitaire pour Žmouvoir lĠopinion europŽenne, ensuite exiger un repartage du Congo. Nous sommes devant une perspective de rupture mŽthodologique en matire coloniale, en vue dĠune colonisation ˆ la fois plus efficace, au sens de plus durable et plus longtemps profitable en mŽnageant les populations locales assujetties, et plus Žquitable, au sens du respect inconditionnel de la libre concurrence sur les richesses du sol et du sous-sol congolais au profit bien compris des puissances europŽennes. CĠest prŽcisŽment en cela que Le crime du Congo est un livre ˆ la fois intŽressant et irritant : dĠun c™tŽ il instrumentalise (comme je lĠai dŽjˆ dit) les populations et lĠensemble du pays du Congo, ˆ travers la dŽnonciation certes louable dĠuns systme dĠexploitation inhumain et, dĠun autre c™tŽ il sĠen sert pour faire valoir des revendications correctrices du mme systme dans la poursuite des mmes objectifs coloniaux, ne proposant pour les indignes, au mieux, quĠun allgement du joug colonial moins suivant un sentiment humanitaire que suivant lĠadage qui prŽconise de mŽnager son cheval, si on veut aller loin. Sir Arthur Conan Doyle est si profondŽment dŽfenseur de la colonisation blanche, Ç ˆ condition que celle-ci rŽponde ˆ des critres de moralitŽ civilisatrice – de ÔdŽveloppementĠ et de Ôbonne gouvernanceĠ dirait-on aujourdĠhui È (Postface, p. 206), que le seul problme qui se pose ˆ ses yeux est celui de la mŽthode dĠexploitation. Que la colonisation est une violence par dŽfinition, voilˆ qui nĠappara”t nulle part dans son ouvrage. Que les autres systmes coloniaux furent seulement moins ostensiblement violents que le systme de LŽopold II au Congo, voilˆ une chose quĠil reconna”t timidement lorsquĠil dit : Ç aucun systme colonial nĠest au-dessus de pareils reproches È (p. 189) et de citer quelques cas dĠabus ailleurs quĠau Congo.

CĠest le cas de le dire, la lŽgitimitŽ de lĠindignation de notre auteur dans Le crime du Congo repose sur la dimension morale de celle-ci face, moins aux abus en tant que tels quĠˆ lĠimpunitŽ dont jouissaient leurs auteurs au Congo, quĠˆ lĠabsence de mesures correctrices efficaces en vue dĠune exploitation plus rationnelle, plus profitable sur le long terme. En effet : Ç Au Congo, que je sache, aprs vingt ans dĠhorreurs et de brutalitŽs sans pareilles, personne, de lĠofficier supŽrieur au simple commis, nĠa jamais ŽtŽ condamnŽ pour une conduite qui, ˆ un Anglais, aurait certainement valu la potence È (p. 189.) Colonisation, crimes, impunitŽ; cette trilogie aux multiples facettes suggre-t-elle des leons aux gŽnŽrations actuelles de Congolais et des Belges, dĠanciens colonisŽs et dĠanciens colonisateurs?

Leons

Des leons ˆ tirer, il y en a certainement. Elles pourraient faire lĠobjet dĠun ouvrage entier. Les inventorier nĠest malheureusement pas ˆ lĠordre du jour de la prŽsente Žtude. QuĠil suffise de noter que ni des ouvrages comme celui de Sir Arthur Conan Doyle, ni des expositions tronquŽes comme celle dernirement organisŽe par le MusŽe de Tervuren qui aurait dž tre lĠaboutissement dĠun prŽtendu travail de dŽcolonisation dudit MusŽe, ne parviennent ˆ exorciser, dŽcisivement,  le dŽmon du rŽvisionnisme relativement au mal par dŽfinition quĠest toute colonisation. Au-delˆ du vulgaire rglement de comptes entre ƒtats rivaux dans la prŽdation du Congo dans lĠespce ou bien entre des personnalitŽs commises ˆ cette t‰che sur le terrain, la raison dĠƒtat lĠaura chaque fois emportŽ; quĠimporte que les faits soient connus, les abus  dŽnoncŽs, les justiciables identifiŽs et la preuve matŽrielle Žtablie, jamais il nĠa ŽtŽ question de rŽparer les torts, dĠindemniser les victimes. Pas plus LŽopold II et la Belgique, Mobutu et son systme nĠont ŽtŽ inquiŽtŽs de ce point de vue, en dŽpit des rapports accablants des commissions de la ConfŽrence Nationale Souveraine dans ce dernier cas. LĠOuganda et le Rwanda ne le sont toujours pas, pour leurs crimes au Congo, ni non plus les rŽgimes Kabila I et II, pour leur gestion de la guerre. Force est de constater la capacitŽ de survie du douloureux mariage arrangŽ entre le Congo et la Belgique pour revenir au livre de Sir Arthur Conon Doyle, lui Žtant lĠŽpouse battue qui a fini par dŽvelopper le syndrome de Stockholm tant ses enfants sont peu enclins ˆ revisiter, voire ˆ rŽŽcrire lĠhistoire du couple ˆ partir dĠune perspective moins tronquŽe mais aussi moins victimisante, et elle lĠŽpoux machiste qui sait, gr‰ce au jeu des alliances avec les autres puissances prŽdatrices, user et abuser de sa position de juge et de partie, donner du b‰ton ou de la carotte suivant ses intŽrts du moments.

SĠil est une leon ˆ tirer de lĠouvrage sous Žtude, je dirai que, globalement, la colonisation du Congo demeure ˆ ce jour un continent ˆ dŽcouvrir dans sa part la plus tŽnŽbreuse, mais aussi un continent noir ˆ venger dĠun si long martyre dans lĠindiffŽrence gŽnŽrale, voire avec la complicitŽ de la fameuse communautŽ internationale activement servie par des complicitŽs locales. Ë ce sujet, lĠhistoire Žcrite par les seuls vainqueurs dĠhier porte, cĠest prouvŽ, la marque du soupon; or, sauf exception, les Congolais aussi brillent par leur absence et par son silence dans ce forum. Ceux dĠentre eux qui bavardent sur je ne sais quelle ironique histoire dĠamour entre les Congolais et leurs Noko ou oncles belges, nĠont rien compris. Sans doute y a-t-il un dŽbut de vŽritŽ dans la bouche des autres qui tablent sur la Ç re-production È du modle que demeure le ma”tre longtemps aprs lĠaffranchissement dans lĠesprit toujours colonisŽ de lĠancien colonisŽ. Tout de mme, voici bient™t un demi-sicle que lĠactuelle RDC est indŽpendante! Combien existe-t-il dĠouvrages sur lĠhistoire de la colonisation du pays, Žcrits par des Congolais dans une perspective autre que celle, souvent, de la promotion acadŽmique de lĠauteur? De quel poids pse le thme gŽnŽral de la colonisation du Congo dans la littŽrature congolaise? Quelle est la part de cette pŽriode sombre de notre histoire dans le systme dĠenseignement au Congo? Que des interrogations prŽoccupantes sans rŽponse, dĠautant moins quĠune partie non nŽgligeable de lĠintelligentsia congolaise a pris le chemin de lĠexil. Peut-tre a-t-il fallu un demi-sicle (Ha•ti nĠa toujours pas su gŽrer son indŽpendance 200 ans aprs!) pour une prise de conscience gŽnŽratrice dĠaction. Il faut espŽrer que les temps sont dŽsormais mžrs pour le retour des exilŽs et la prise de parole authentique, renouvelŽe, ˆ destination premire des enfants du Congo.

En effet, lĠautre leon concerne lĠappropriation par les Congolais de la connaissance de leur propre pays, en ce compris celle de leur histoire. QuĠimporte les approximations et les prŽjugŽs en sous, ce quĠa dit le colonisateur de nos anctres fait partie intŽgrante de la connaissance de chez nous, que nous avons certes ˆ rectifier, ˆ amŽliorer. Voici que ni le public ni le privŽ congolais ne semble le moins du monde prŽoccupŽ par un tel effort ou si peu! Combien de centres de recherche ou de collections existent au Congo sur son passŽ? Combien de Congolais hautement instruits sont aujourdĠhui capables de parler en intellectuels avertis des rŽalitŽs de leur pays en dehors, et encore, de lĠimbroglio politique en cours? Sans un tel travail de mŽmoire, sans un tel droit dĠinventaire, je ne me trouve pratiquement aucune raison dĠespŽrer ni un changement vŽritable dans les rapports douloureux depuis toujours du couple Congo-Belgique ni, avant tout, un rŽveil de conscience chez les Congolais constamment rattrapŽs par lĠurgence multiple de la survie immŽdiate. LĠhistoire ˆ faire ne peut nous appartenir si ne nous appartenait au prŽalable notre histoire dŽjˆ faite. Je disais, ailleurs quĠici, que si elle sĠŽcrit effectivement au passŽ, lĠhistoire se fait rŽellement au futur. Voici une parole qui mŽrite, je crois, une nouvelle gr‰ce rŽflexive ˆ lĠissue de la lecture de Sir Arthur Conan Doyle dans Le crime du Congo.

 

 



[1] Le livre a ŽtŽ rŽŽditŽ en 2005 dans la collection Ô1/20meĠ aux Žditions la mesure du possible, Bruxelles (Belgique)

[2] Voir www.cobelco.org pour plus de dŽtails ˆ ce sujet.