Pygmées «exhibés» et débat manqué

La Libre Belgique
Mis en ligne le 16/08/2002

Il n'y a pas que des maladresses. La polémique masque un complexe belgo-belge et une vision myope des Africains. Sans parler des motivations médiatiques des détracteurs.

Par XAVIER VAN DER STAPPEN
président de l'asbl Cultures & Communications
concepteur de l'exposition MAASAI à Han-sur-Lesse
ex-responsable service audiovisuel de MSF (1)


L'affaire est entendue, la présence de Pygmées au Domaine de Champalle à Yvoir peut, à plus d'un titre, être critiquée. La démarche transpire peut être la bonne volonté mais également la maladresse et le manque certain de préparation. La visite de l'exposition ne vaut assurément pas six euros. Pourquoi insister sur le site que «Par respect pour les Pygmées aucun animal n'est présenté»? Comment peut-on ne pas rémunérer les Pygmées pour leurs danses sous prétexte qu'ils bénéficieront d'aides? Quand rencontreront-ils les associations susceptibles de soutenir leur projet de développement?... A l'origine, Monsieur Raets, le gestionnaire du site Rainforest, a été ému par le sort des Pygmées qu'il a côtoyé au Cameroun. Beaucoup de projets de développement sont nés ainsi. Mais la question est là: peut-on permettre n'importe quoi sous prétexte de faire une bonne action?
A un niveau déjà, vu la médiatisation de la polémique, il faut avouer que (bien malgré-lui?) l'instigateur a réussi à attirer l'attention de la presse et du public sur les Pygmés («Collectif de défense des Baka») et à tenir sa promesse d'établir des contacts avec différentes ONG pour des projets sur place.

Une dérive jusqu'au repli?

Mais à côté de ces maladresses, affirmer que permettre à certains Africains de venir en Belgique s'apparente à un scandale et à un délit, il y a un pas, un grand, qui mérite un vrai débat de fond.

Le complexe belgo-belge lié aux expositions coloniales et à la présence d'Africains au Musée de Tervuren au siècle dernier semble encore peser fort lourd pour, qu'aujourd'hui, il ne soit toujours pas de bon ton de présenter des personnes issues de minorités. Les hommes naissent pourtant égaux et nul ne peut empêcher une autre personne de se déplacer, de se rendre là où bon lui semble et d'y mener l'activité qu'il désire dans le respect des lois en vigueur dans le pays concerné. Pourquoi ce qui est envisageable pour nous Occidentaux, ne l'est-il pas pour les Pygmées? Existerait-il des catégories de gens qui comprennent et d'autres à prendre par la main? Prenons garde à ce que l'incapacité de certains à dépasser le complexe d'un passé colonial, porte préjudice à toute initiative visant des rencontres interculturelles enrichissantes.

L'an prochain, l'événement AFRICALIA dépensera plus de 3,5 millions d'euros à la promotion des expressions artistiques africaines. Les minorités culturelles seront-elles empêchées de montrer leur savoir-faire sous prétexte que cela porterait atteinte à leur dignité? N'y aura-t-il que des plasticiens des villes?

La paille et la poutre

A Yvoir, dans l'assistance, un couple de personnes âgées s'étonnait que ce projet soit critiqué: «Qu'ils soient ici ou sur scène, c'est la même chose.» Des dizaines de millions de touristes se rendent chaque année en Afrique sans se poser la question de savoir s'ils perturbent la vie locale et portent atteinte aux valeurs culturelles. Le fait est que l'Europe exporte, voire exhibe, régulièrement ses valeurs, son économie et sa culture vers l'Afrique. Exemples: à l'initiative de l'Ambassade de Belgique, des musiciens belges déguisés en ménestrels du Moyen Age ont joué dans des grandes surfaces et des hôtels de Nairobi pour promouvoir les produits belges. Aux abords des parcs, des Ecossais en kilt ont joué de la cornemuse chez les Maasaï et des peintres français ont exposés leurs toiles en plein air. Aucune réaction, malgré l'image parfois réductrice de notre culture donnée aux Africains.

Cette double perception devrait nous interpeller. Sommes-nous capables de voir les peuples dits traditionnels autrement que dans leur «biotope»? Avons-nous la prétention de croire qu'ils n'ont rien à nous apprendre et de continuer à les «guider», réflexe vieux de plus de cent ans? Seuls les Africains occidentalisés, «ceux qui pensent comme nous» ont-ils le droit de fouler notre sol?

L'Afrique face à elle-même

Un mois après l'ouverture de l'exposition, l'association «Mouvement des Nouveaux Migrants» réagit et manisfeste. Il est évident que les ressortissants camerounais, principaux opposants à la présence des Pygmées, préféreraient que l'Occident retienne l'image d'une équipe nationale de football qui évolue favorablement au Mondial plutôt que celle de Pygmées, localement considérés comme anachroniques. Dans le chef de la majorité des Camerounais et des Congolais, les Pygmées sont encore de «petits êtres de la forêt» corvéables à merci et sujets à de nombreuses moqueries. Le malaise ressenti par les opposants camerounais ne serait-il pas dû, pour partie, à cette confrontation qui les ramènent aux inégalités sociales de leur pays et à leurs propres préjugés? Les Pygmées ne sont-ils pas aussi otages du «Collectif» soucieux de faire connaître leurs revendications en terme d'émigration?

Image de joueur de tamtam ou de crève-la-faim?

Deux poids, deux mesures. Personne ne s'offusque de la présence sur scène d'Africains lors de concerts de percussions en Europe. Leurs contrats sont parfois à la limite de l'acceptable. Des Burkinabais sur scène n'éveillent aucune réaction alors que des invités Pygmées, Maasaï ou Bushmen rémunérés et issus de centres culturels africains privés semblent ne pas faire l'unanimité. N'y a-t-il pas là une forme de «classification qualitative»? Dans ce monde que nous voudrions égalitaire, ne serait-il pas temps d'accepter que le principe «sans frontière» s'applique autant aux Européens qu'aux Africains y compris aux minorités ethniques qui cherchent précisément une légitime reconnaissance. Après des années de confinement dans un rôle de «bons sauvages», ils désirent ardemment être reconnus et redevenir maître de leur image. N'est-il pas temps pour nous d'enfin admettre l'existence de nombreuses manières d'appréhender le monde? A la lueur de l'histoire, un peuple peut-il prétendre détenir la vérité et l'imposer aux autres encore et toujours?

Une récupération sans risque

On peut également être étonné de voir des ONG telles que le CNCD prendre la balle au bond sur un terrain déjà défriché par d'autres. Lorsqu'elles dénoncent le principe d'assistance post-coloniale, elles oublient qu'elles sont les premières en Afrique à la pratiquer. Les organisations de développement sont-elles les mieux à même de juger du bien fondé d'une démarche culturelle? N'ont-elles pas elles aussi porter atteinte aux valeurs et au droit à la différence des populations qu'elles assistent en imposant souvent un système d'organisation et des moyens occidentaux inadaptés? Les organisations humanitaires n'ont pas toujours été capables, loin s'en faut, de diffuser une image positive de l'Afrique en dehors des progrès établis grâce à leur assistance occidentale et donc emprunte de relents souvent paternalistes. Leur démarche me semble en tout cas manquer cruellement de recul et d'autocritique et reflète davantage un souci d'exister aux yeux du public dont elles dépendent en partie financièrement. Que n'ont-elles la même fougue pour soutenir les minorités oubliées, tels les Papous que l'Indonésie «génocide» lentement mais sûrement, par exemple. Il semble décidément qu'à chaque fois, les priorités doivent être dictées par l'impact médiatique.

Bonne volonté justifie les moyens?

En matière de développement, on ne peut plus prétendre faire n'importe quoi, n'importe où. Le temps de l'humanitaire amateur et bénévole est révolu. On ne peut évidement pas toujours faire la différence et de véritables missionnaires sont encore actifs sous couverts d'actions humanitaires. Notons aussi que l'intervention dite humanitaire relève de plus en plus de la stratégie géopolitique et économique des puissances étrangères et que les agences vont travailler là où les bailleurs de fonds décident de mettre de l'argent. Construire hôpitaux, écoles ou forages alors qu'il n'y a personne pour y travailler ou pour assurer la maintenance relève de l'inconscience. Dans cette perspective, le projet d'aide aux Pygmées relève d'un manque évident de discernement. Ces stéréotypes de développement (santé et enseignement à l'occidental) que les ONG sont prêtes à reprendre à leur compte, sauveront-ils la culture et les valeurs des Pygmées ou en feront-ils de nouveaux assistés?

Nos frères les Pygmées?

Les Pygmées invités en Belgique retourneront certainement dans leur pays avec un goût amer, les poches vides et l'impression d'avoir une fois de plus été manipulés par le «Blanc». Ils garderont probablement pas mal de souvenirs: les regards réprobateurs de leurs «frères» camerounais, les flashes des journalistes dubitatifs et les chuchotements timides des visiteurs gênés. Le manque de dialogue les aura sans doute plongé dans de longues réflexions loin de leur pays où ils se sentent déjà si différents. De quoi alimenter de longues discussions autour du feu.

La Belgique, terre d'accueil? Certes, mais surtout pour les Africains qui pensent à l'occidentale, pas pour ceux qui préfèrent leur forêt et leur savane, ceux à qui nous renions le droit d'être nos contemporains parce qu'ils donnent une «mauvaise image» de l'Afrique et rappellent trop à certains de mauvais souvenirs coloniaux.

Le temps est venu d'enfin promouvoir le droit d'être différent.



(1) Egalement concepteur des expositions «Ethiopia» au Musée de Tervuren et «Soudan, Guerre et Culture» à la Maison Internationale. Réalisateur de documentaires sur l'action humanitaire et la culture en Afrique (1991-2002). Auteur d'ouvrages dont «Les Maasaï» paru à la Renaissance du Livre en mai 2002.


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