Les yeux dans les arbres, de
Barbara Kingsolver
aux éditions Rivages (1999 pour la trad. française, en anglais: The Poisonwood
Bible, 1998). Message de
Claude Rispe:
Claude.Rispe@club-internet.fr
Kilanga, quelque
part au fin fond du Congo belge, 1959. Voilà fixé le cadre de vie d'une
famille, un père tyrannique, fou de Dieu version chrétienne, et cinq destins
forcés, au féminin. Un missionaire américain, sa femme et leurs quatre filles,
plongés dans la poussière d'un village isolé, seuls Blancs parmi la pauvreté
et le dénuement d'une terre dure, surtout riche de ses hommes. Quelque chose
entre la prison, pour l'adolescente rêveuse d'Amérique insouciante et matérialiste,
et pour les autres un formidable champ d'aventure et d'éveils sensuels,
ou bien de souffrances et de tragédies, selon la volonté capricieuse du
ciel.
L'époque
n'est pas innocente: d'une société coloniale finissante, le roman nous mènera
à travers les brefs espoirs d'une indépendance éclairée avec Patrice Lumumba,
puis à son renversement et assassinat par Mobutu (grâce au soutien américain,
exposé sans complaisance), et aux années grises d'une longue dictature,
jusqu'à son agonie et sa fin récente. Allant et venant d'un continent à
l'autre, entre Afrique et états sudistes américains, sur la route ancienne
des esclaves, ces femmes retrouveront toutes une forme de liberté, au prix
d'un éclatement complet de la cellule de l'enfance. Barbara Kingsolver fait
vivre avec puissance ces destins divergents, se fondant avec une Afrique
célébrée sans naïveté, par le jeu d'une polyphonie. Cinq voix seulement,
car on n'entendra jamais le père, sort de puissance divine, mais maintenue
tout comme Dieu à une forme d'impuissance et au mutisme depuis que la bible
est écrite et bien lointaine. Car ses efforts de plier un monde mouvant
à sa volonté seront vains, et parce que trop rigide et imperméable à l'autre,
il traduira toujours son message évangélique de travers.
Les cinq
femmes au contraire, souples comme le roseau sous la tempête trouveront
chacune leur voie, dans un certain arrivisme matériel, dans le succès intellectuel
et universitaire, dans le succès politique et familial, dans le pardon donné
et le pardon reçu des blessures de l'histoire. Ode au Congo, ode à la femme,
il s'agit d'un roman engagé mais subtil où les humains sont ce qu'ils sont,
légers ou profonds, terrifiants et lâches à la fois, soumis et insoumis,
égoïstes ou généreux. Une belle aventure, en somme.